XV

Ceux qui nous ont enfantés

 

 

 

— Papa maman amont ! Papa maman amont !

 

π Arval l’orphelin avait les yeux exorbités. Nous l’avions vu revenir en flèche de la ligne de crête. Il semblait glisser sur un nuage de sable fin. Ainsi, comme je l’avais espéré, nos parents étaient venus à notre rencontre. Je n’avais pas revu mon père et ma mère depuis trente-trois ans. Des nouvelles régulières par l’axe Bellini, oui, avec trois ou quatre ans de décalage. Puis de moins en moins décalées à mesure que nous remondions la bande de Contre. Que nous nous rapprochions d’eux. Les dernières dataient de quatre mois : « Nous viendrons vous chercher. » Les textes étaient parfois plus longs.

Je ne saurais vous dire ce que je ressentis en entendant Arval. Trop d’émotions à la fois. Une grêle battante. D’abord, ce fut comme si je me rejoignais moi-même. Comme si j’avais enfin comblé le trou, ce trou béant d’une vie de contre. En les atteignant, nous avions déjà accompli notre mission – en tant que Horde. Ce qui viendrait après se compterait en sus. Un luxe, presque.

Puis je pensai à mes parents, à ce que je leur devais. À ce qu’ils avaient sacrifié pour que je sois là aujourd’hui. L’échafaudage d’attente qui avait surplombé mes deux dernières années de contre s’abattit sur moi. J’avais tellement anticipé ce moment. Je l’avais tellement vécu déjà que le réel transperçait avec difficulté cette couche épaisse de scènes mille fois projetées, mille fois réagencées. Car ils arrivèrent comme je l’avais imaginé. À pied. Du bout de l’horizon, lentement, en ligne. La poussière du slamino brouillait leur silhouette mais ils avaient le pas de leur âge. Il n’y eut pas besoin de parler : Sov, Oroshi, Steppe, Alme, Firost, l’autoursier et moi… Nous étions sept, nous sortîmes du Pack tous ensemble. Et nous nous mîmes à courir, à courir, à courir comme des enfants fous, à courir vers les seules personnes au monde qui pouvaient comprendre la valeur de ce que nous avions fait, vers les seules dont on pouvait être certain qu’elles nous avaient attendus depuis toujours. Je ne pouvais pas à ce moment-là imaginer leur émotion à eux. Moi j’avais six ans et je courais vers mon passé.

 

x J’avais eu beau me préparer. Le choc du visage de ma mère, à soixante-dix ans, me secoua. Je la reconnus à ses yeux noirs et à son port de tête, que la vieillesse n’avait su entamer. Maman. Elle portait les stigmates du vif autour du nez : une amorce de spirale, en rien comparable à celle de Te et de Ne Jerkka toutefois. Et je préférais ça. En la sentant en chair, si vivante dans mes bras, si heureuse elle aussi, mes écluses lâchèrent les unes après les autres. Pour la première fois de ma vie, je compris que je pouvais me laisser submerger, et tout remonta d’un coup, comme un siphon se remplit. Maman ! À quel point elle m’avait manqué, à quel point, je ne le sus qu’à ce moment-là. Tout ce que j’avais eu envie de lui dire, tout ce que j’avais enclos pour moi seule, tous ces dialogues que j’avais faits avec elle, pendant trente ans et presque chaque jour… J’avais grandi, j’avais mûri, j’avais vieilli avec son image, avec ses réponses généreuses, que je m’inventais pour faire pièce, afin de me rassurer, avec sa légende vivante réverbérée dans les regards des ærudits qui m’accueillaient et aux yeux desquels j’étais d’abord sa fille, la fille de la première aéromaîtresse de l’histoire des Hordes – Matsukaze Melicerte. J’étais devenue aéromaîtresse – d’abord pour elle, afin qu’elle ne puisse jamais avoir honte. De moi. J’avais vécu avec mes questions comme enceinte de vérités couvées, impossibles à mettre au monde et j’avais tenu tout ça, contenu, gardé, gardé. Gardé.

— Maman !

— Le huitième Golgoth n’est pas venu ? (demande incidemment Pietro.)

— Il est resté à Camp Bòban. Il a la responsabilité du campement, il ne peut pas vraiment se libérer (essaie de justifier, avec tact, son père).

— Le campement est à combien de jours de marche d’ici ?

— Quatre ou cinq mois.

— Tant que ça !?

— Nous étions tellement impatients de vous retrouver… Il y a un an, nous avons été informés par un Oblique que vous aviez passé la porte d’Urle. Nous avons fait nos calculs et nous avons décidé d’avaler jusqu’à vous. L’impatience de vous retrouver, c’était trop tentant… Et avoir le plaisir de contrer quelques mois avec vous, de l’intérieur du Pack…

— Vous pourrez nous accompagner dans Norska, de toute façon. Vous le ferez n’est-ce pas ? Arrigo Della Rocca regarde Matsukaze Melicerte en souriant. Siphaé Phorehys, la mère de Steppe, désigne sa sœur, Fuschia Phorehys :

— Elle, éventuellement, pourra vous guider au départ du défilé. Mais nous, ce ne serait pas raisonnable…

— C’est si dur là-haut ?

— On nous a dit que vous aviez perdu la moitié de votre horde, c’est vrai ?

— La moitié ? Qui vous a dit ça ?

— Des Fréoles.

— Qui ça ? L’Escadre frêle ?

— Oui.

— Je ne comprends pas pourquoi ils vous ont ménagés. Nous avons perdu les trois quarts de la horde en moins de trois semaines. Et je mets de côté les amputés.

— Vous aviez quel âge à l’époque de votre tentative ?

— Quarante-cinq ans en moyenne. Et vous ?

— Golgoth a quarante-trois ans. Notre plus jeune, Coriolis, a vingt-sept ans. Globalement, nous tournons autour de la quarantaine.

— Vous aurez un peu plus de mordant, logiquement. Nous avons passé ces vingt dernières années, vous l’imaginez, à refaire l’histoire avec des si. À prendre et à reprendre dans nos têtes et sur nos cartes le défilé, à étudier la meilleure façon de passer. Ça vous aidera – même s’il ne faut pas se faire trop d’illusions. Avec la plus subtile science du monde, quand vous prenez un crivetz de force 11 en facial sur une pente de glace à 45°, soit vous gelez debout, soit vous priez. Là-haut, ce n’est tout simplement pas fait pour l’homme.

— Il est trop tôt pour parler de tout ça, Arrigo. Ils auront le temps de découvrir ce qui les attend. Nous vous informerons avec le plus d’objectivité possible. Sachez qu’il n’y a pas de honte à préférer la vie. Savoir renoncer est parfois un plus haut signe de grandeur que de s’entêter dans l’absurde.

 

‹› « Fénélas et Lemter Déicoon, nous sommes les parents de Callirhoé. » Deux jeunes vieillards, ils cherchent leur fille dans la mêlée des effusions, leur regard glisse sur Coriolis, perdu, anxieux, se pose sur Alme, ils viennent finalement vers moi, ils se présentent. « Callirhoé n’est pas avec vous ? » ose finalement le père. Il tient avec dignité la main de sa femme, elle tremble, ses yeux volettent comme des moineaux apeurés de visage en visage sans y reconnaître quiconque, sans vouloir comprendre. Steppe est dans les bras de sa sœur. Je me sens abandonnée. « Callirhoé nous a quittés à la porte d’Urle. Elle avait vraiment hâte de vous revoir, elle parlait beaucoup de vous. » Je ne sais pas ce que je dis. La flaque flotte en moi, je repense à la prémonition de Calli au bord du siphon, lorsqu’elle avait vu son père la prendre dans ses bras et demander pardon. Ça ne s’est pas passé comme ça. Ce n’était (comment dit Sov ?) qu’un « avenir majoritaire ». Pourquoi alors ? Pourquoi cette vision ? La mère de Callirhoé est tombée à genoux. Elle ne tient plus son corps, sa tête lui échappe des épaules. « Elle a… laissé quelque chose… pour nous ? » demande-t-elle. « Oui », j’ai encore le souffle de répondre. Les sanglots me bouchent la gorge, j’arrive à peine à respirer. Je sors une enveloppe complètement racornie de ma poche, la pliure grince et s’ouvre, je la tends à sa mère, sur l’enveloppe, les mots « à mon papa et à ma maman » sont à peine lisibles, la vieille femme ouvre ses deux bras vers la lettre. « C’était une fille… extraordinaire, vous savez. » « Une grande feuleuse… comme… comme son père. » Je ne peux plus les regarder. Je ne peux plus.

 

‘, Vous avez déjà vécu ces moments qui sont, hey, tellement joyeux ? J’eus pendant cinq mois à portée de rires et de baisers le plus beau jardin vagabond dont je pusse rêver, et il ne comportait pourtant que deux bosquets et une source, qui s’appelaient Siphaé ma mère, Fuschia ma petite sœur et Aoi, mon amour léger, mon ruisseau clair que j’aimais laper en serval les nuits de petite chaleur.

Ma mère, toute de bagout, la faconde haute, me parla des jours entiers de son jardin de Camp Bòban. J’étais fasciné par l’ampleur de son parc, sa compulsion à bouturer et à greffer sans cesse, sa quête bourgeonnante qui me semblait si proche de la mienne. Puis elle m’annonça, avec des flammes dans l’iris, l’existence d’un vallon abrité, au sol riche préservé de la soif, où elle avait planté ses graines les plus rares – je lui montrai les miennes, je lui sortai du traîneau mes sachets précieux et elle frissonnait de retrouver en moi les mêmes goûts pour les graminées hautes et pour les couvrantes coriaces qui allongent leur tapis dans le lit du vent. Ce vallon, elles y avaient consacré ces dernières années, avec Fuschia, tout ce que leurs mains contenaient d’intelligence végétale, de pulpe et de toucher. Elles l’avaient baptisé « la Steppe ». Tout simplement ! Depuis qu’elles avaient appris que j’étais ressorti vivant de la flaque de Lapsane, elles n’avaient plus douté de me revoir. Elles avaient alors intensifié leurs efforts, gorgées d’enthousiasme, et m’avaient paysagé ce cadeau germinal et mouvant d’un parc secret qui poussait dru, qui grandissait arrosé à l’amour en attendant que mes pieds foulent sa terre, que mon nez flaire les arômes bruissants et que ma main taille à son tour les fruitiers… Un parc qui n’attendait plus que j’y choisisse ma cabane parmi l’archipel de petites maisons perchées dans les arbres, en bord de canyon ou à cheval sur la rivière que les mômes du camp, fous du projet, avaient décidé – d’eux-mêmes, insistait ma sœur – de fabriquer pour ma venue. Pour l’instant, ils venaient y jouer et parfois y dormir afin de guetter à l’aube le passage d’un puma ou d’un cerf hélicé. Aoi était émerveillée par la perspective de découvrir et d’habiter ce jardin. Elle buvait le petit lait de ma mère et de ma sœur à longueur de journée, sans jamais se rassasier. Elle se formait du vallon l’image la plus riche possible, elle se projetait déjà là-bas…

Ainsi, une nuit que nous étions allongés à l’écart, après avoir fait l’amour, Aoi me dit :

— Tu sais, moi, je prendrais bien la cabane sur la rivière.

— Elle risque d’être humide…

— Le soir et le matin, tu dois voir les animaux qui viennent boire. Et puis, tu as l’eau sur place, c’est pratique. Tu dois même pouvoir pêcher du balcon.

— Elle est petite d’après Fuschia, cette cabane…

— On l’agrandira ! Silamphre nous fera les meubles et Oroshi les éoliennes et la girouette !

— Tu crois qu’ils auront le temps ? On ne va pas rester longtemps à Camp Bòban, tu sais… Golgoth voudra enchaîner, tu le connais !

Aoi ne répondit d’abord pas. Son silence était sans équivoque. Puis elle me coula dans l’oreille ces mots :

— Je veux que ce soit dans cette cabane qu’on fasse un enfant. Et celui-là, je ne veux pas l’abandonner. Je veux le voir grandir. Je veux qu’il ait une mère et un père.

Je ne sus pas quoi répondre d’abord. J’étais ému et sidéré :

— Est-ce que ça veut dire que tu veux… que tu serais prête à renoncer à l’Extrême-Amont ?

— Il n’y a pas d’Extrême-Amont. Oroshi me l’a dit. Là-haut, on ne trouvera rien que de la glace, à l’infini. On mourra tous si on y va !

D’un sursaut, je me redressai sur les genoux et lui fis face :

— Tu peux pas dire ça ! Tu n’as pas honte ? En Extrême-Amont, il y a la Terre-Mère ! Le jardin des Origines ! Le Jardin dont toutes les plantes que tu connais, tous les arbres, toutes les graines que tu as pu rencontrer sur cette terre proviennent ! C’est là-haut que tout s’enfante ! Que la vie est née, naît et naîtra ! C’est là-haut que nous irons vivre tous les deux. La neuvième forme du vent, c’est la puissance de germination, la force qui fait tout pousser, Aoi. Le vent qui féconde l’aval ! Je le sais et tu le sais, non ?

— La neuvième forme, Steppe, c’est la mort. Tu rêves à voix haute. C’est le végétal en toi qui parle, pas l’homme. Dès que tu bois trop d’eau, tu ne sais plus ce que tu dis ! Oroshi, elle, elle sait ! C’est une ærudite.

— Oroshi n’est pas une déesse ! Je l’ai entendue discuter avec sa mère. Elles ne sont pas d’accord sur la neuvième forme ! Ni sur la huitième d’ailleurs !

— Tu n’as pas envie d’avoir un enfant de moi ?

— Si.

Aoi se blottit contre ma poitrine. Son corps était si léger, si mobile au toucher. Je fermai les yeux. J’écoutai une rafale descendre de l’amont et trouer, de proche en proche, les rameaux de la forêt linéaire. Elle passa sur nous puis s’enfuit.

— Si. Mais je veux voir l’Extrême-Amont. Je veux voir la Terre-Mère.

— La Terre-Mère ? La Terre-Mère, c’est nous deux, idiot…

 

π Il y eut les parents qui ne retrouvèrent pas leurs enfants. Et il y eut l’inverse. Quand Talweg était tombé sur son père pétrifié dans le désert de Leergeem, il avait été prévenu. Mais que Lacmila Capys, la mère d’Alme, était morte noyée dans la flaque de Lapsane, vingt-cinq ans plus tôt, personne ne le lui avait dit. « Oui, oui, la soigneuse est vivante » lui avait-on toujours affirmé. Pour tout hordier, avouons-le, les parents mouraient une première fois à six ou sept ans. Lors de la séparation. Ensuite, ils mouraient une seconde fois, de la main d’un assassin célèbre : l’oubli. Enfin, ils ressuscitaient. Pour les plus chanceux. Ou au contraire, ils mouraient une troisième fois. La pire. Celle qui tuait l’espoir réactivé de les revoir. Alme ne s’en remit jamais.

— Ce n’est pas de la savoir morte. C’est cette sensation d’avoir pensé tant d’années à quelqu’un qui n’existait plus. Comme si j’avais été seule toutes ces années sans le savoir. Toutes mes pensées pour elle s’adressaient au vide… C’est atroce.

Très vite, nous six qui avions eu la chance de retrouver nos parents, nous fîmes profil bas. J’essayais de ne point trop m’isoler en famille. Même si le plaisir que j’en retirais était profond et la tentation constante. Oroshi restait un modèle de tact. Sa mère avait eu ce courage de parler de Lacmila à Alme. Aussi souvent que possible. Elle la faisait réexister. Elle répondait à son besoin tenaillant et insatiable de savoir qui était sa mère. Steppe, de son côté, était tout à son bonheur. Il n’avait pas conscience de la souffrance que sa joie imprimait en creux sur d’autres. Sov avait choisi d’intégrer son père Ertov au plus vite dans notre horde. Par chance, son père était liant, d’un caractère direct et jovial. Le courant passait bien. Hektior de Toroge, le père de Firost, restait discret. Il se fondait dans le groupe. Quant à l’autoursier, il confiait beaucoup au sien ses oiseaux. Pour le reste, sa bonhomie naturelle modérait l’éclat de sa liesse.

Restait bien sûr le cas de Golgoth. Dire qu’il goûtait peu ces retrouvailles familiales relevait de l’euphémisme. La vieillesse de nos parents et leur lenteur en contre donnait prise à sa gouaille sévère. La présence d’étrangers dans la horde, fussent-ils relégués en queue de Pack, le dérangeait très visiblement. Outre qu’il pressentait le risque inhérent à ces retrouvailles : la dislocation du groupe. Voire des renoncements possibles. Pour lui, la caravane mixte qui remontait vers Camp Bòban n’avait plus rien d’une horde. N’était plus sa Horde. C’était « un troupeau ».

Par rapport à son père, personne n’osa ne serait-ce qu’approcher à portée de voix du sujet. Il fallut attendre la dernière semaine avant d’atteindre Camp Bòban. Golgoth sortit alors du mutisme presque total qui l’obstruait. Il réveilla le bivouac à l’aurore et rudoya tout le monde. Il nous laissa avaler un thé. Puis il se campa devant nous. Il avait taillé sa barbe très court et s’était rasé la tête. Il était en tension. Son regard était net. Sa voix claquait :

— Alors voilà. On déboule enfin au pied de Norska. Pour vous autres, les papimamies, ce fut le bout du chemin. Pour nous, c’est là que ça commence. J’ai entendu ces temps-ci un peu tout et rien dans le Pack. Que l’Extrême-Amont, paraîtrait qu’y en aurait pas. Que là-haut, quoiqu’on fasse, ça passe pas, hein, c’est cadenassé du rocher, verrouillé à la glace, pas humain. Qu’on ferait mieux de poser nos fions au coin d’un feu, d’empiler des moellons les uns sur les autres pour se faire une niche, de pondre du môme comme on pisse et de tirer le trait. Ça, c’est des idées de vioques qu’ont soixante-dix hivers dans la vertèbre, qui veulent michetonner en famille et qui croient que là où ils ont fait caca, on fera aussi caca. Moi j’ai passé ma vie en proue à vous remorquer au palan pour vous ramener debout ici, au pied de cette montagne dont je savais déjà le nom à trois ans : Norska ! J’ai rien contre vous, les vétérans. La 33e a fait son boulot. Il vous manquait juste un chef. Vous allez nous donner vos tuyaux, ouais, votre matos de varappe, le résultat de votre gamberge. Merci d’avance. Mais sachez bien ça : si je vous respecte, c’est parce que vous êtes des anciens. Mais j’ai pas d’estime pour vous. Vous avez beau vous appeler Toroge, Della Rocca, Melicerte, vous êtes peut-être des héros pour les abrités, pas pour moi. Pour moi, les héros, c’est ceux qui sont jamais revenus de là-haut. Qu’ont donné ce qu’il leur coulait encore de sang dans les boyaux pour forcer le passage du défilé ! Qu’ont mordu la glace avec les dents quand ils ont eu plus de mains. Vous, si vous êtes encore là, c’est que vous n’avez pas été racler la couenne du muscle ! Que vous soyez vivants me suffit : vous êtes de la race des demi-couilles qui…

C’en était trop pour mon père et pour Hektior de Toroge. Ils s’étaient levés et ils faisaient face.

— Qui es-tu toi, neuvième Golgoth ? Et qu’est-ce que tu as prouvé ? Tu parles de ce que tu ne connais pas ! Tu ne sais rien du froid, de la septième forme que tu affronteras là-haut, rien de ce qu’est la glace ! Qu’est-ce que tu sais de Norska ? Des on-dit ! Des mots ! Tu ouvres ta grande gueule, tu te permets de nous juger parce que tu as trente ans de moins, les deux mains au chaud dans tes poches et les joues encore roses. Grimpe là-haut ! Va te mesurer au soulevent et alors tu auras gagné le droit de juger ! Même ton père a reculé là-haut. Tu m’entends ? Re-cu-lé !

— Qui ça ?

— Ton père !

— Qui ça ? répéta Golgoth avec une ironie glaciale.

 

) L’ambiance s’était tendue à rupture de câble. Oroshi était à la limite d’exploser, tant le fait qu’on s’attaque à l’honneur de sa mère lui hérissait l’orgueil. Comme souvent en pareille situation, ce fut Pietro qui s’intercala pour détendre l’arc :

— Golgoth, tu ne peux reprocher à personne de préférer survivre. Si les conditions sont inhumaines, tu peux toujours choisir de mourir. Mais alors tu choisis le suicide – pas le sacrifice. Se sacrifier n’a de sens que s’il reste une chance, même minime, de passer. D’après ce que je sais, ce n’était pas le cas quand ils ont renoncé. Si tu es absolument certain de mourir en continuant, tu n’es pas un héros, tu n’es qu’un abruti qui se suicide pour la gloire. La fausse gloire !

— Le véritable héroïsme, neuvième Golgoth, c’est d’accepter la honte de survivre, conclut, d’une flèche acérée, Matsukaze Melicerte.

Sous cette double salve sensée, Golgoth garda un silence qui ne valait pas approbation mais qui montrait, tout au moins, qu’il avait écouté. La température avait repris quelques degrés :

— L’autre truc que je voulais vous visser au front, c’est que je ne compte pas prendre le moisi à Camp Bòban. Vous avez eu quatre mois pour profiter de vos vieux, estimez-vous jouasses. Au pire, on va rester deux mois de plus, le temps de caler la trace, de peaufiner l’équipement, de blinder les réserves et d’aller se coltiner les premières pentes, histoire de prendre pied, de cranter les appuis et de corroyer le contre : goutte, delta, diamant, tout ! Nous avons cette choune d’arriver en saison chaude. Faut pas rater le coche. Pour le cas où y aurait parmi nous des chiasseux qui caquent sous vertigo – Et aussi pour ceux qui voudront être des héros de la survie en pantoufle fourrée : je les retiens pas ! Qu’ils giclent ! Je préfère tailler la glace avec un Pack tassé que de traîner de la femelle enceinte ou de la tafiole qui tremblotte. Vous captez, les racleurs ? À ce propos aussi, pour celles qu’auraient dans l’idée de poser un mioche tantôt, je veux être réglo : c’est votre droit. Je vous l’avorterai pas à coups de tatane dans le ballon. Mais vous savez ce qui nous attend. À vous de voir !

À ma connaissance, ni Alme ni Aoi, ni Coriolis ou Oroshi n’étaient enceintes – sinon du désir croissant de l’être, et elles avaient suggéré par la bande, sans trop y croire, qu’on fasse une pause d’une année à Camp Bòban afin de leur permettre d’avoir un enfant. La suggestion venait surtout d’Alme et d’Oroshi qui, n’ayant pas pris la décision de garder ceux qui leur étaient venus, comme jadis Aoi et Callirhoé, avec le cortège d’efforts et de conflits qui en avait résulté avec Golgoth, se trouvaient, à l’approche de la quarantaine, « au pied du môme » (selon Caracole). En clair, soit elles optaient pour l’Extrême-Amont et renonçaient définitivement à avoir un enfant, soit elles finiraient leur vie à Camp Bòban tant la probabilité de pouvoir passer Norska seule était nulle.

Restait la possibilité de négocier avec Golgoth, bien sûr, dans l’absolu – mais qui y croyait une seconde ? Dans l’esprit si singulier du Goth, vouloir un enfant trahissait un manque de confiance dans sa horde. Ne pouvait en désirer que celles qui n’avaient plus foi dans notre capacité à être la première Horde qui atteindrait l’Extrême-Amont. L’enfant, il ne pouvait le concevoir que d’une seule façon : comme une délégation d’espoir, en quelque sorte, vers la Horde suivante – ce qui lui semblait inacceptable. Qu’il pût y avoir d’autres raisons d’en désirer un lui échappait totalement. « Comment croire en ton chiard si tu ne crois pas déjà en toi ? » avait-il un jour lancé à Oroshi. Il y voyait un symptôme de décadence et de lâcheté, et en un sens, je lui donnais raison : mes réticences à écrire le carnet de contre venaient en partie de là. Car si nous réussissions, à quoi bon rédiger un carnet de contre ? L’époque des Hordes s’achèverait – dans la grandeur, dans l’absurdité, dans la terreur, que sais-je – mais en tout cas dans le Savoir.

Au pire, en cas de conflit majeur, Golgoth pourrait de toute façon toujours compter sur son éclaireur, sur Erg et Firost en étai derrière lui, sur Horst et sur Darbon pour former un Pack efficace. Et même Steppe et Talweg, même Pietro, soyons honnêtes, même moi, je n’étais pas prêt à lâcher la horde en cas de scission. Mon espoir était qu’après Norska, si l’on y survivait, nous saurions. Et alors Oroshi pourrait avoir un fils ou une fille. Peut-être de moi ? Sa mère m’avait demandé, le mois dernier, au pli d’une conversation, si je songeais à avoir des enfants. J’y avais vu un signe, comme l’ébauche d’un appel. Plus précisément, j’avais voulu y voir un appel, délicat, d’Oroshi. Et bien oui, j’y songeais – à cette condition : ne pas faire un orphelin de plus !

— Il y a une dernière grosse broutille dont je veux parler.

 

π Golgoth marque un temps. Le silence se fait. Il balaie du regard toute l’assemblée. Enchaîne :

— Je vais rencontrer dans une semaine un vieux mec, que certains appellent mon père. J’ai deux-trois trucs à régler avec lui. Et je veux vous demander une chose. Quoi qui se passe, quoi que vous verrez, vous en mêlez pas. Clar ?

— Qu’est-ce que tu comptes faire, Golgoth ?

— Si je suis pas clair, si l’un de vous veut y fourrer le groin, Erg le sèchera à l’horizontale. Il m’a donné sa parole. Vous amusez pas à ça. Surtout pas.

Pigé ?

Il lance à nouveau un regard minéral afin de vérifier que nous avons bien compris. Une appréhension s’installe. Il n’a pas besoin d’en rajouter.

Nous nous attendons déjà au pire. « Je ne veux pas être là quand ça va se passer » murmure Aoi à Steppe. « Ça va charcler sévère, si tu veux mon avis » pronostique sans miracle un racleur. « Moi, j’veux voir ça ! T’imagine un peu, les deux Golgoth face à face, après trente-cinq ans ? Ça va être énorme ! » enchérit l’autre. D’une certaine façon oui : ce fut « énorme ».

 

) Notre arrivée à Camp Bòban ressembla à un conte de fées. Le site déjà, enclavé dans un cirque en fer à chevent au pied du massif, avec ses hautes colonnes orangées et ses cascades qui se déversaient d’un trait dans le vide, alimentant au sol un lacis de ruisseaux et de rivières, était admirablement protégé. Le vent qui y pénétrait était pur de toute poussière puisqu’il glissait directement de la chaîne impressionnante de montagnes enneigées qui barrait, vers l’amont, la ligne d’horizon. La nuit, les courants catabatiques glacés plongeaient dans la cuvette, mais le matin, grâce à la cassure brutale de la falaise amont, un rotor aspirait doucement l’air chauffé de la plaine jusqu’au soir, apportant aux cultures et aux hommes des conditions plus qu’appréciées de clémence.

Lorsque nous franchîmes l’embrasure du cirque, un frisson d’allégresse me saisit à la vision de cette mosaïque de couleur. Une marqueterie blonde de champs d’orge, de seigle et de blé humanisait l’espace. Elle alternait avec le jaune des friches armées d’ajoncs, le vert des prairies sauvages en partie pâturées et la neige lilas des vergers en fleurs. Dans les interstices de ce maillage résistaient de petites buttes soignées et quelques dolines où se devinaient des lopins individuels jardinés en goutte d’eau. En cette fin d’après-midi, le soleil déclinant sur l’aval entrait en longues raies planes et tactiles dans l’axe précis du cirque, si bien que la ribambelle d’enfants qui remonta à toute berzingue vers nous, coupant à travers champs et ruisseaux, dans un long hurlement d’excitation, me fit l’effet, ainsi éclairée, d’une cavalcade de petits fauves dorés. Derrière eux, les dépassant bientôt, quatre aéroglisseurs, d’une très belle facture artisanale, filèrent sans ronfler dans le lit de la rivière, suivis d’hélibarques et de jonques à voiles bleues. En tout peut-être une centaine de personnes, autant dire tout le village, nous accueillirent avec une émotion et une chaleur qui rivalisaient presque avec celles de nos parents, quatre mois plus tôt. Les enfants avaient fagoté à la hâte quelques bouquets de fleurs et ils avaient les poches encombrées de babéoles et de cadeaux qu’ils sortaient tous à la fois, dans un barouf ravissant.

Je les compris vite, les Fréoles qui séjournaient plusieurs mois ici et les Obliques en vélichar qui, sous prétexte d’apporter des nouvelles de l’aval, restaient d’abord trois jours, puis la semaine, puis trois bonnes semaines… Le fameux Camp Bòban, longtemps simple camp de base de Norska, était devenu au fil du temps un village, un village à l’architecture élégante et ronde, un petit havre dont l’ascendant immédiat fouillait au soc nos rêves enterrés de maison. Autant le dire : ce camp était un piège profond. Par sa lumière, l’eau abondante et le vent clair, par une terre à l’évidence fertile, il cumulait les énergies propices. Tout, du tracé fluide des chemins à la taille des fontaines, du réseau d’irrigation aux choix des éoliennes, de l’emplacement du pharéole aux hélices des deux moulins, des matériaux utilisés aux glisseurs silencieux, des jouets des gosses jusqu’aux tissus de leurs vêtements, tout trahissait l’empreinte et le goût d’une élite sobre et pragmatique, dont l’ampleur des connaissances techniques expliquait la pertinence des réalisations. Bien sûr, le village devait à la mère d’Oroshi la sagesse de son aérologie et à celle de Steppe la pérennité de ses cultures et la vigueur de ses jardins vagabonds ; bien sûr, l’organisation politique et les pratiques si généreuses d’accueil des Obliques et Fréoles n’auraient pas atteint cette tenue sans le père de Pietro ; bien sûr, on devait au père de Golgoth les travaux les plus risqués de captage sous la cascade centrale et la création orgueilleuse du pharéole 8, perché sur un éperon à cinq cents mètres à la verticale de la Porte (l’entrée du cirque), un pharéole capable de réfléchir sur ses pales en miroir étamé, telle une roue d’éclat, la lumière du soleil jusqu’à cinquante bons kilomètres en aval. Pourtant, au-delà des capacités individuelles, c’était l’état d’esprit collectif de cinq hordes successives qui expliquait l’agencement du site et lui impulsait cette noblesse qui me séduisit tant, et si vite. Quitte à finir sa vie quelque part, pour une Horde, autant que ce fut à Camp Bòban que dans un village d’abrités ou même à Alticcio dont l’arrogance tourangelle était peu supportable pour notre indépendance sourcilleuse et farouche.

— Le huitième Golgoth est là ?

— Il va arriver, Arrigo. Il est allé tailler des marches sur le pilier Jens.

— Il savait que nous arrivions ?

— Oui, Assel vous a repérés ce matin du pharéole, à la longue vue. Il nous a prévenus par câble de là-haut. Puis il est carrément descendu par la via ferrata parce qu’il était trop excité.

— Comment a réagi Golgoth ?

— Tu sais comme il est. Il a dit de préparer le banquet. Impossible à déchiffrer. Ni content ni sombre. Je ne sais pas. Contrarié sans doute.

— Il peut ! Son fils nous a…

— Je sais, on m’a expliqué déjà. Personne ne bougera. C’est leur affaire. Ça ne sera sans doute pas beau à voir. Alors nous essaierons de regarder ailleurs quand ils vont se retrouver.

Nomades tels que nous l’étions, dans chaque cité ou hameau, dans une grotte sèche aussi bien qu’une doline, sous abri ou à la belle, nous nous sentions partout chez nous et partout étrangers, n’ayant eu de la notion de foyer, depuis l’enfance, qu’une conception abstraite et distanciée, un désir flou que conjurait la familiarité des bivouacs – notre foyer portatif, structuré par l’emboîtement des traîneaux, les tapis échancrés, le feu central et les meubles légers de Silamphre, qu’il détruisait et recréait sans cesse. Lorsque mon père me montra « notre » maison, qu’il me fit pénétrer dans ce bulbe élégant, poncé à la main, percé de fenêtres en verre, et qu’avec une émotion presque impossible à contenir, il m’amena devant une porte sur laquelle était inscrit « chambre de Sov », j’eus l’impression que je rentrais enfin chez moi – un « chez-moi » qui n’avait jamais existé mais qu’il avait inventé, par la force de son attente, un chez-moi qui ne pouvait par définition n’avoir aucun souvenir d’enfance sur lequel s’appuyer – tout au moins le crus-je – jusqu’à ce que je me décide à pénétrer dans la chambre… En me tournant vers le lit, je découvris quelque chose qui me bouleversa. Sur l’oreiller moelleux, un tel luxe, avait été posé un minuscule gorceau fait de tissu et de son… Il y eut à ce moment-là, en moi, une incision par laquelle un souvenir, une mince ligne de sang, fit irruption. Ce gorceau avait été ma première peluche, la seule que j’aie jamais eue en fait, j’avais dormi chaque nuit avec, peu ou prou, jusqu’à l’âge de six ans et me revint par blocs la tragédie, quand mon père m’avait mis dans le navire pour Aberlaas et qu’il avait refusé de me laisser emporter ma peluche. Vork, elle s’appelait. Vork. « Tu dois grandir maintenant, Sov ! Grandir ! Là-bas, il n’y aura pas de tendresse, pas de peluches ni rien, il faut t’habituer dès maintenant ! » Eh bien voilà, il l’avait quand même gardé, Vork, gardé comme un souvenir de moi ou gardé pour moi, toutes ces années, toutes ces interminables années de contre. Je m’approchai du lit lentement, je me laissais envahir par l’atmosphère de chambre solitaire, jamais habitée, je fis plusieurs pas sur ce tapis dont personne n’avait encore agité les fibres et la poussière, je me sentais heureux et comme libéré d’une rancune de trente ans… Pas libéré non, juste prêt au pardon, enfin prêt… Juste apte à comprendre jusqu’à quelle profondeur mon père avait eu raison : que j’étais devenu cette force autonome et debout grâce à cet acte de privation crue, insupportable, ce trou où n’avait pu loger, par compensation, que ma rage. Je ne lui disais toujours pas merci, je ne pouvais pas, personne ne pouvait, aucun des hordiers, Golgoth moins que tous. Je lui disais merci. Pourtant –

— Tu le reconnais ? me demandait mon père, presque anxieux. Tu te souviens ?

Mais je n’avais déjà plus la conscience de répondre, j’avais pris Vork dans mes mains et j’étais dépassé par la violence de mes larmes.

 

 « Il faut parfois une vie pour trouver le son qu’on cherche », m’avait confié un vieil abrité de Chawondasee, enfoncé qu’il était dans son fauteuil de cuir oblong, la tête à nue et le dos à la pluie, exposé en plein choon à l’aval du village, sur les restes surnageant d’un cailleboutis bourbeux. À l’écart d’une réception hypocrite, j’avais certes été attiré par cette motte de cuir plantée sur le court horizon de brouillard, mais plus encore par le son roucoulé de l’éolienne en amarante, qui surplombait son fauteuil : une tourterelle, aurait-on présumé, à fines lames boisées d’où enflait un calme chuintant, magnifique. L’homme, aux avant-bras de planche, n’était en rien musicien ni facteur d’instruments, il était à ma façon un artisan, longtemps spécialiste des grandes éoliennes de pompage, puis progressivement et l’âge venant, justifia-t-il, il s’était replié sur des productions « dérisoires ». Il bricolait depuis une flopée d’années ces éoliennes domestiques, destinées à agrémenter quelque foyer mélomane, avec pour seule obsession le son, le son serein, le son pour lui enfin digne d’un accompagnement à la pluie partout murmurante. Je ne sais pourquoi ce type à la voix avalée, que son village laissait moisir à la frange, en lui achetant sous une forme un peu insultante de pitié son art irrecevable, m’avait tant et si longtemps marqué : je l’avais écouté se taire avec application à peine plus d’une heure, j’avais entendu quatre de ses éoliennes le lendemain, sur des terrasses privatives, lors d’une longue saignée du soleil. Et ça m’avait suffi pour juger de sa trempe.

Depuis avais-je cherché ce son, à mon tour et pour mes oreilles propres, sachant que je n’avais aucun génie pour le susciter de mes mains, peut-être seulement celui de l’entendre, s’il traversait un jour mon champ de perception.

À Camp Bòban, au cours de ma première visite de « la Steppe », ce jardin faramineux des Phorehys, notre petit groupe, mené par Fuschia et Siphaé, comportait Steppe, Alme et Aoi, auxquels s’étaient joints, ravis, les quatre racleurs.

— Et pourquoi on ne resterait pas ici ?

— Comment ça ?

— À vivre ici, dans ce jardin, à s’installer dans une cabane !

— Pour le reste de notre vie ?

— Pourquoi pas ?

 

(·) Continue Aoi, j’ai envie de lui dire, continue… Steppe se détourne décontenancé, sa sœur le dévisage gentiment. Sa mère Siphaé, elle, insiste du regard : qu’il réponde. Mais il ne répond pas. Continue…

— Ça ne te plairait pas ? Développer ce jardin ?

— Si.

— Créer enfin quelque chose de toi ! Faire de ce parc une merveille, un chef-d’œuvre botanique ?

— Il l’est déjà. Elles ne m’ont pas attendu pour ça ! Et puis…

— Et puis quoi ? cloue Siphaé. Tu as peur ? Peur de désobéir à l’Hordre ? Peur de renoncer à ton existence programmée de contreur de vent ? Peur de devenir enfin toi, et pas qu’une fonction : fleuron, dans une Horde qui comme toutes les autres finira décimée dans Norska ? Tu as peur de sortir du rang mon fils ? De dire son zut au grand Golgoth ? Ou pire encore : tu as peur d’avoir un enfant, de l’élever ici, de lui apprendre la vie ?

— La vie, c’est le combat, c’est le vent…

— Quel combat ? Duquel tu parles, Steppe ? De celui qui consiste à chercher une origine introuvable au vent ? Ou de celui qui consiste à vivre et à faire vivre, à engendrer et à faire pousser le vivant, à féconder, à fertiliser les graines, à bourgeonner, bouturer, fleurir, donner des fruits qu’on mange ? Où est la vie dont tu parles ? Dans le désert de glace de Norska ou ici dans ce ruisseau ? Tu as vu la fouine tout à l’heure ? Tu as entendu les chats ? Tu sens cette odeur d’eucalyptus ? Tu sens l’aneth à tes pieds, le ciste là-bas ?

— Je sens tout ça maman, et bien plus, bien au-delà, tu ne peux même pas imaginer jusqu’où je sens… Toutes tes sources camouflées, je sais où elles sont. Il y a une mare derrière cette butte, avec des lotus ; il y a une tourbe nord-ouest, avec de la sphaigne moelleuse et des carnivores…

— Alors ? Je me serais mise à genoux pour qu’il nous dise : « Alors, d’accord ! Je vais m’installer ici avec Aoi et tous ceux qui voudront. Alme, tu veux bien ? Ça te dirait d’habiter ici ? Et vous les racleurs, vous ne vous êtes pas libérés d’Alticcio pour mourir dans Norska ? » Et Silamphre se serait retourné vers moi sur un sourire et il aurait dit : « Je prendrais bien cette cabane-moulin avec Alme. Et que Golgoth aille se faire foutrement foutre ! »

 

 Aoi s’était mise à sangloter avant même que Steppe ne s’énerve et envoie tout balader. La violence de sa réaction indiqua, pour qui cherchait la source, la puissance de l’attraction qu’il avait dû contrecarrer pour dire non à la tentation du foyer. J’avais cru un instant qu’il allait céder à cette pulsion immense qui nous aimantait tous, celle de trouver, dans ce jardin à vrai dire époustouflant, un paradis concret où amarrer nos couples précaires noyés par le groupe ; celle surtout de trouver là un site d’élection qui puisse, par un apport quotidien et irréfutable de bonheur, sans le moindre vide ou doute insinué, contrebalancer la prégnance de l’Extrême-Amont dans nos têtes. Dans nos quêtes. Seul, je n’aurais pas eu le cran de renoncer à ce qui avait justifié toute ma vie. L’eussé-je fait, ce fut par amour pour les autres : pour Alme d’abord, pour Aoi et Steppe, pour les racleurs – se seraient-ils décidés à poser le sac que je les aurais suivis, je le sais aujourd’hui. Je n’attendais même que ça : une confirmation ou une reconnaissance de ma propre fatigue dans le renoncement des autres. L’autorisation, enfin, de dételer. Que je ne pouvais me donner à moi-même, uniquement des autres la recevoir et l’admettre. En refusant le havre végétal tendu en hamac par ses femmes, Steppe (le devina-t-il ?) refusa cette facilité pour Aoi, pour Alme et pour moi à la fois. En une gueulante, il avait tranché pour l’Extrême-Amont, contre sa sœur, contre sa mère, contre toute la sève en lui qui ne demandait qu’à fleurir ce parc.

Ce fut le même jour que les racleurs d’Alticcio osèrent, eux, s’affranchir. Ils le firent directement auprès de Golgoth, qui accepta sans débat leur abandon : la présence des racleurs dans Norska, quelle que fut leur pugnacité, s’annonçait comme une charge et un risque de plus, nullement un soutien. Camp Bòban leur avait d’ores et déjà promis la citoyenneté, quatre cabanes les attendaient dans « la Steppe », leur soulagement faisait grand plaisir à voir. Pour eux, la quête prenait fin de la plus belle manière qui fût : par la liberté conquise.

Lorsque je me couchai ce soir-là, j’enviais leur destin. Ma poitrine tintait encore de la tension cumulée. Sous la cabane-moulin (Alme me secoua), une bête se désaltérait en lappant à même le ruisseau. Je me levai aussi doucement que possible et je m’approchai de la rambarde afin de situer la silhouette : c’était un cougouar. Le fauve releva alors la tête et tendit la nuque. De ce qui me sembla traverser son corps de part en part, un rauquement profond, d’un seul long charroi, rugit de sa gorge. La vibration m’atteignit aux boyaux avant tout autre tympan, je titubai, submergé, c’était le son, le son rêvé à Chawondasee. Il était enfin venu, comme une récompense. Il me sembla.

 

π Les choses ne se passent jamais comme elles devraient. C’est entendu. Golgoth aurait pu aller à la rencontre de son père. Lui parler hors du village. En tout cas pas sur la place. Pas avec tout ce monde autour. Mais voilà…

 

‹› Le huitième Golgoth arrive sur la place. J’ai envie de fuir et j’ai envie de rester, je me crie « Aoi, pars ! », mais je reste bras ballants, je tourne sur moi-même et tout le monde, sans se concerter, d’un instinct d’animal craintif, s’écarte vers les franges de la place, Erg, lui, s’avance un peu, Pietro n’a pas reculé, ni son père Arrigo d’ailleurs. C’est à peine croyable comme ils se ressemblent. Je veux dire : notre Golgoth et le leur, trait pour trait. Le père est un brin plus grand, ses cheveux ras lui font des traces blanches, il a un visage amer et dur, des coups de hache aux plis des joues, le même nez épaté, les mêmes yeux solides, la même corpulence trapue, tout est pareil, mais en plus vieux bien sûr, plus sévère encore, creusé aussi, et tanné. J’espère un instant, fugitif, qu’ils soient saisis par ce choc, ce miracle si simple de l’hérédité, qu’ils soient émus d’être, enfin de se retrouver si proche, si tellement père et fils… Après tant d’années séparés l’un de l’autre !

 

π Le père s’approche. Golgoth ne bouge pas. Toutes les conversations se sont tues. Il fait clair encore. Le soleil s’est couché depuis dix minutes. Les couleurs s’obombrent. Le père fait quatre pas encore. Il descend une marche. Avance vers son fils campé au centre de la place. S’arrête. Puis, comme on dégaine, brutalement, il lui tend la main.

— Bienvenue à toi, fils. La main se retrouve seule à l’horizontale. Golgoth n’a pas esquissé un geste. Il a ses yeux plantés dans ceux de son père. Il ne regarde même pas la main tendue. Il ne regarde pas la place. Personne. Ni le ciel, ni le sol. Il regarde son père. Il le fixe. Yeux rivés. Que lui. Au bout d’une coulée excessivement visqueuse de secondes, il soulève à son tour sa main droite. Et il la place dans celle de son père.

— À la bonne heure ! ricane le père.

 

x Ce ne serait pas facile à expliquer, mais je sus que ce serait là, je le sentis à la façon dont l’air se compacta promptement. L’un des vifs de Golgoth explosa de l’intérieur et se projeta hors de lui. Sous la soudaineté du bond, le corps de Golgoth demeura plusieurs secondes dans une forme de retard, ombre décalée de sa propre source. De l’extérieur, aucun signe, sauf à ne regarder que sa main, ne trahit ce qui se passa. Le vif entier venait de se transférer dans son bras droit.

 

π La main de Golgoth s’est refermée sur celle de son père. Il serre. Il visse l’étau. Son père, surpris, tente de se retirer. C’est déjà trop tard. Il y a un bruit d’os. Un son net de fracture. Puis un autre. Crac. Un autre. Le silence. Un autre. Sec. Mat. Atroce. Phalange après phalange. Tarse par tarse.

— Fjarska ! Fjarska ! Kjörskra !

 

) Quand ces cris occultes, hachés à l’extrême, suraigus, sortirent de son gosier, j’eus un tressaillement de terreur. Golgoth n’avait plus de voix, plus de glotte. Il craillait. C’était un bec, un bec qui claquait, qui dépeçait les syllabes, dans le vide. Debout, d’une fixité de granit, il vibrait. Sa fureur, sa fureur tout entière cadenassée dans sa poigne, sa fureur frénétique frétillait en bout de bras sans agiter ou déplacer aucun autre membre – plus impressionnante que tout déchaînement de coups, plus strictement glacée que toute virulence. Il broyait, purement et crûment, il broyait avec une férocité inouïe, chaque doigt, chaque tige solide de la carcasse osseuse de son père. Sous l’énormité de la douleur, le père avait chuté sur les genoux, il essayait, par fierté, par une connerie de code d’honneur, de résister, d’accepter le combat là où son fils avait décidé qu’il devait se tenir, au lieu de se dégager ou d’utiliser sa main libre pour le frapper, le griffer, je ne sais pas, lui mordre le bras au sang – n’importe quoi qui desserrât l’étau. Mais non ! Son visage dégoulinait de sueur, la morve lui pissait du nez dans la bouche, il s’entaillait les lèvres à coups de dents pour ne pas gémir, pour ne pas offrir à son fils ce qu’il attendait, cette humiliation barbare, ignoble, des quartiers de lèvres coupés saignaient maintenant sur le menton, coulaient sur son pourpoint. Et Golgoth serrait. Il serrait, il serrait de toute la puissance d’une vie à attendre ce moment, il serrait dans ses muscles crampés, ivre de sa propre force, dépassé par une rage si intense, si terriblement disciplinée par la profondeur de sa vengeance qu’elle montait un à un les degrés de la torture, détectait d’instinct les fragilités du squelette et en brisait, en croquait l’armature de calcaire.

Il y eut soudain une forme de décrue. Golgoth sembla desserrer un peu la mâchoire de ses doigts, dans un sursaut de pitié, plus sûrement par fatigue. La main de son père, désarticulée, n’était plus qu’une bouillie de fractures. Il fit mine alors de se relever mais Golgoth, remontant d’un cran, lui cassa subitement le poignet, en le retournant avec une violence abjecte. Son père hurla, un spasme lui monta en gorge, et aussitôt il se vomit dessus, sans même le réflexe de se pencher. Alors, perdant toute contenance, sentant sa survie en jeu, il se débattit enfin et il essaya, enfin, de son autre main, de son bras, de faire lâcher prise à son fils. Ses gestes, déstructurés, ripèrent sur un monolithe de marbre. Golgoth portait déjà sa prise au-dessus du poignet, à travers les cartilages de l’avant-bras. Jusqu’où, Vents Vieux, jusqu’où ? Autour, des villageois réagirent et certains se jetèrent sur Golgoth mais Erg surgit à chaque fois et sans aucune pitié, il les sécha d’une manchette.

— Arrête ! Arrête, par pitié ! criait Oroshi, et Pietro, et bientôt toute la horde.

Mais Golgoth n’avait plus de tympans depuis longtemps et plus de langue.

— Fjarska ! hurla-t-il à nouveau de sa glotte à cri. Kvisker !

À ces mots, comme piqué dans son orgueil, le père trouva, dans un soubresaut, la ressource, du bras gauche, de décocher un coup de coude dans la pommette de son fils. Golgoth n’essaya pas de parer le coup, pourtant très dur – il resta bloqué sur sa prise au milieu du bras droit de son père. Il fit deux gestes à la fois brefs et extrêmement brutaux. Le bruit d’os, cette fois-ci, fut insoutenable : il lui avait fracturé le coude ; l’humérus sortait à vif. Golgoth recula alors d’un pas et laissa son père s’affaler. Même au sol, même ainsi, la carapace du huitième Golgoth semblait si solide, quel que fût son âge, que je crus qu’il allait une nouvelle fois se redresser. Fut-ce l’accumulation des fractures, fut-ce la haine si absolue que lui vouait son fils et qui le terrassa plus encore, si c’était humainement possible, que l’agression elle-même, mais il bascula face contre terre, secoué de spasmes puis il s’immobilisa – permettant ainsi aux soigneuses d’accourir et de lui porter enfin secours.

Golgoth, comme saoulé, fit quelques pas vers un banc et s’assit. Il s’essuya la pommette qui suintait comme il aurait briqué l’acier de son boomerang et il releva la tête vers nous. Personne ne voulut croiser son regard. Si ce n’est Caracole, toujours à contrecourant, qui lui sourit avec largesse et vint sans façon s’asseoir à côté de lui, en le prenant par l’épaule. Golgoth le laissa faire.

— Bah Gogo, t’as bien fait ! Dis donc, il est pas de première main, ton vioque ! Il fera pas de vieux os ! Cette petite joute ne s’est pas jouée au coude à coude ! Il fera plus son fier-à-bras à présent, le patriarche, pas vrai ?

Je dus être le seul à esquisser un sourire mécanique à ses jeux de mots. Les autres avaient vidé la place, à l’exception d’Erg, du fidèle Firost et d’Oroshi, qui s’attacha, sans autre explication, à bander la main de Golgoth dans un chiffon camphré. Je ne saurais dire si j’avais éprouvé de la pitié pour le père de Golgoth. J’étais, je crois, comme tout le monde, complètement abasourdi, dépassé, inapte à même comprendre comment on pouvait faire ça à son propre père et je quittais finalement, à mon tour, la place, en me répétant en boucle, en manière d’exorcisme ou d’exutoire : « Au moins, il ne l’a pas tué… »

 

π Le soir, la fête prévue pour notre arrivée eut lieu. Sans les Golgoth. Mon père avait préparé un discours. D’accueil ? Bien plus que ça. Il commença par le lire, côte à côte avec Matsukaze. Puis il roula son parchemin. Malgré le charivari des enfants, la fête avait été tiède. Buffets, écoufles colorés, jets d’hélices, harpe éolienne : rien n’avait pourtant manqué. Ç’aurait dû être une réconciliation extraordinaire par-delà trente ans de gouffre. Un recueillement des deux hordes enfin soudées. Réunies. Un pardon aussi. Réciproque. Ça pouvait encore l’être. Si l’on oubliait nos traceurs. Ça le pouvait. Sur une annonce de mon père, la soirée se déplaça dans une clairière. Au bout d’une galerie de feuillage, nous pénétrâmes dans un site baptisé l’« Opéra-Arboré ». C’était une salle de spectacle en plein air. La scène en était la prairie. Les frênes qui la ceignaient en fer à cheval s’élevaient à une dizaine de mètres. Sur les troncs de ces frênes, des sièges rouges avaient été vissés. On y accédait par un escalier en colimaçon enroulé autour du tronc. Une centaine de places. Des globes à charbon ventilé pendaient dans les branches. Lucioles. Mon père s’installa au centre de la clairière. Il était invisible dans la nuit. La bise bruissait dans les ramures. Il attendit le silence. Puis sa voix monta vers nous, portée par un cône, amplifiée :

— Sur vingt hordiers qui sont partis pour Norska, il y a trente ans de cela, treize y sont restés. Pour vous ici, ce n’est qu’un chiffre, une proportion. Un taux. Ce sont des noms parfois, pour ceux qui les connaissent par les livres. Pour nous, pour moi qui ai survécu, sans honte, c’était la chair de mes bras. Pas des frères, non. Pas des filles ou des fils : vous n’étiez à cette époque rien de concret pour nous, tu ne représentais plus grand-chose Pietro dans mon cœur, je peux te l’avouer, un souvenir de bambin, une image fixe effilochée, rien d’équivalent à eux. Ma famille, ma fibre, c’était Alk Serbel, Carpic, Podberski. Lorsque j’ai attaqué le coude de Löfn, je savais parfaitement pourquoi j’étais là : j’étais là pour atteindre l’Extrême-Amont. Tous, nous voulions ça. Au bout de trois semaines, je n’ai plus rien su ou voulu. Plus rien, aucun sens, âme blanche. Notre horde était morte. Elle était formellement debout, elle comportait encore sept membres, elle pouvait continuer. Mais elle était morte.

 

‹› Ça sentait la prairie humide, le charbon et l’air froid descendu des sommets. Je me recroquevillais dans mon fauteuil, emmitouflée, une couverture de laine remontée au ras du cou. Steppe était deux places au-dessus sur le même tronc, pas vraiment réconcilié.

— Alors ce soir, vous êtes perchés dans ces fauteuils, vous ne me voyez pas mais vous m’écoutez. Vous êtes la 34e Horde de l’histoire. Vous vous croyez les meilleurs à cause de votre vitesse, vos plus de trois ans d’avance sur nous. Les meilleurs parce que vous pratiquez la trace directe, et que vous êtes jeunes, encore assez jeunes. Je vais vous donner mon avis. Votre façon d’avoir passé la porte d’Urle au Pack, en chaîné-bloc, debout, est unique dans les annales. Votre traversée de la flaque frôle le légendaire. Vous avez surmonté, je crois, cinq furvents. Nous avons pu vous observer de l’intérieur pendant quatre mois, abrités derrière vous, juger de vos appuis, éprouver la qualité de vos soudures, votre compacité en delta, en goutte, en diamant ou en cône. Et alors, me direz-vous ? Et bien vous méritez tout simplement votre réputation. Vous ne mesurez pas l’attente que vous suscitez sur toute la bande de Contre. Pas seulement chez les abrités. Nous recevons ici des nouvelles et des rapports réguliers par les éoliennes de l’axe Bellini. Nous avons accueilli une centaine d’Obliques de passage, l’avant-garde fréole, beaucoup d’explorateurs. Vous pensez que le Conseil de l’Hordre vous a lâchés. Vous pensez que la phalange Pragma a lancé à vos trousses la Poursuite. Vous pensez qu’à Aberlaas, ils ne songent désormais plus qu’à vous doubler avec des escadres fréoles puisqu’ils ont abandonné, sans encore oser le dire, le principe même des hordes à pied. Vous vous dites que vous êtes la dernière des Hordes, une élite obsolète, sans aucun soutien fiable, que l’Amont que vous visez est inatteignable, qu’affronter Norska pour y mourir est dérisoire. Vous avez raison. C’est dérisoire. Vous avez raison sur chacune et sur toutes ces vérités. Voilà…

 

π La voix de mon père plongea sur cette dernière phrase. La bise sifflait plus glaciale, s’il était possible. Des gorges toussaient dans le silence. Je crus qu’il allait s’arrêter là. J’étais transi de tristesse, abattu par ses mots. Tellement déçu. Matsukaze le relayait voix rauque sous son globe de verre lumineux :

— Ici, vous êtes à Camp Bòban. Une manière de paradis. Si nous pouvions – Arrigo, Hektior, Siphaé ou moi – si nous pouvions, nous vous attacherions à ces arbres, aux toits de nos cabanes, nous vous garderions ici jusqu’à la fin de nos jours. Un rêve de personne âgée, n’est-ce pas ? Vous êtes devenus le sens de nos vies. Et en même temps… En même temps, vous le devinez, quelque chose en nous n’a jamais supporté l’échec de Norska. Nous avons cherché comment vous transmettre ce que notre propre trace là-haut nous a appris. Des données techniques, des clefs d’aérodynamique glaciaire, lire une avalanche… Cette transmission vous sera précieuse, ne la sous-estimez pas. Nous sommes fiers que vous soyez là pour reprendre notre quête. Fiers et atrocement envieux. Et terrorisés aussi par ce que vous allez endurer. Je pourrais vous parler à la Golgoth, invoquer la Sainte-Gniaque, vous dire que si vous n’êtes pas prêt à sortir vos boyaux sur la neige, renoncez dès maintenant. Facilités de langage, ce serait. Dans Norska, la gniaque ne suffit pas, n’a pas suffi, aucune coriacité. La coriacité, elle vous tuera plutôt. Elle est le piège supérieur de toute horde, sa séduction propre. Ne soyez pas coriaces, soyez lucides, hautement. Quant à la dérision de la quête face aux morts, face au coût, je vous laisse juge. Je respecte l’analyse d’Arrigo. La mienne diffère. Je veux juste vous rappeler ceci : avant vous, il y a eu trente-trois hordes qui ont donné leur vie pour que vous soyez là ce soir. Que vous le compreniez ou non, que vous vous croyiez les meilleurs de l’histoire, vous n’êtes avant tout que le produit terminal de huit siècles de contre ! Vos techniques, la trace que vous avez suivie, votre constitution physique elle-même sont l’incarnation de cet héritage, un héritage que vous avez su magnifiquement refondre, je vous le concède, mais restez sobres. Là-haut, chaque pas que vous ferez, faites-le d’abord pour vous, pour survivre. Faites-le pour nous ensuite, si ça vous aide. Mais faites-le surtout pour eux ! Peut-être le ressentirez-vous au pire de la souffrance, mais vous marcherez toujours à l’avant-proue d’une armée de morts qui fera masse dans votre dos – et parfois, parfois un vif résiduel vous épaulera, parfois votre foi seule, parfois l’amour des autres, parfois plus rien que la béquille de l’instinct. C’était tout ce que je voulais ajouter. C’est déjà trop. Merci, bonne nuit à vous. Vent vous garde !

Les jours suivants, ceux qui en avaient la chance profitèrent de leur famille. Pour les autres, l’impatience de découvrir Norska était si forte qu’une équipée composée d’Arval, Erg, Firost et Talweg accompagna Golgoth pour une première reconnaissance de deux jours dans le défilé. Après trois jours sans nouvelles, une inquiétude se fit jour, mais vers le soir, ils revinrent au camp.

— Alors, comment ça se présente là-haut ? demandai-je sans ambages. Alertée, toute la horde m’avait rejoint et faisait cercle. Notre curiosité avait un empressement fiévreux. Firost plongea le nez dans des lacets qu’il eut tout le mal du monde à défaire car il ne pouvait utiliser qu’une main. L’autre était bandée. Arval, livide, ne disait rien. Erg sortit son aile et l’étendit sur le sol. Elle était déchirée de part en part, en charpie. Il la replia en boule et soupira. Talweg avait le visage entaillé d’une myriade de traits rouges. Golgoth enleva son casque de cuir et le posa sur le banc de pierre. Il avait un hématome violet sur le front. L’intérieur du casque était caillé de sang. De fines balafres striaient ses joues. Je reposai ma question. Il prit sur lui de répondre :

— Franchement, j’ai jamais vu ça. C’est costaud, les gars. Très costaud.

— Comme un furvent ? osa Sov après un temps, pour situer.

— Un furvent, ça dure pas. Et tu peux toujours t’abriter, te foutre la tronche dans la terre si ça envoie trop.

— Pas là ?

Golgoth sourit de la question. Il jeta une œillade à Erg et à Firost qui délovaient les cordes. Enfin ce qu’il en restait. Des bouts tranchés.

— On a essayé de tracer fissa, pour atteindre leur putain de coude de Löfn, là où y disent que ça commence vraiment. Bon, déjà, on s’est pas assez habillés. Mais passons. Une heure après le lever, hier, on a atteint le coude.

— Et alors ?

— Alors ferme ta gueule et écoute ! Arval a passé la tête derrière le coude. Ça fait comme une équerre, en gros. Deux secondes après, il est ressorti en deux bandes, séché. Alors j’y suis allé. J’ai mis un grand coup de piolet dans la pente dès que j’ai eu tourné. J’ai pas cherché à comprendre.

Le piolet a mordu, mais tout juste quoi, ça a vibré dans le brandillon jusqu’au coude. J’ai mis un deuxième coup, bras gauche, pareil, comme si je cognais dans du granit. Mais bon, ça a tenu ! Alors j’ai ouvert les mirettes.

Devant moi, y avait pas vraiment un couloir entre deux parois, comme jusque-là. Y avait un mur de glace, blanc de blanc, beau dans le genre, un miroir nickel, à chais pas… Combien, Talweg ?

— 60° d’inclinaison sur une cinquantaine de mètres, avant le premier ressaut. Une pente de glace pure, on n’a jamais emprunté un truc pareil, nulle part, jamais !

— Et c’est le seul passage (renchérit Firost), tu peux toujours lever la tête, chercher l’astuce ! On a bien regardé. On n’y croyait pas ! Le reste, c’est des parois verticales partout ! Plus haut encore qu’à la porte d’Urle !

— Et qu’est-ce que vous avez fait ?

— J’ai enchaîné trois-quatre prises, pour voir (reprend Golgoth). Piolet-crampons. En force. Dès que je levais le bras, la rafale me le jetait derrière. Le crivetz se fourrait dans mes manches, ça me dégoulinait le froid jusqu’à l’épaule, un truc à chialer. À un moment j’ai ripé. J’avais les yeux qui gelaient, je voyais que dalle. Alors je me suis fracassé la tronche quatre mètres plus bas, comme Arval, bam ! Plein cadre, direct dans le rocher ! À dégager ! Quand tu te casses la gueule là-haut, tu t’arrêtes pas. La glace, c’est la glace ! Tu files comme une caillasse sur du marbre ! Franco, je me plantais cinq mètres plus haut, j’étais à ramasser à la pelle, y avait plus de Golgoth ! Vous auriez mis Erg devant et basta !

 

) Golgoth grimaça en effleurant l’œuf qui lui bosselait le front. Il n’y avait pas, comme chez Arval, touché à la colonne et qu’Alme examinait, de découragement dans ses yeux, plutôt un éclat mat de profond sérieux. L’éclat qu’avait eu Erg en affrontant Silène, l’éclat sans doute qu’ont tous ceux qui savent devoir affronter un adversaire dont rien ne permet d’affirmer qu’on le vaincra. Cet état d’âme, chez Golgoth, plus que le récit de leur tentative, plus que les blessures, qui rappelaient les furvents, qui rappelaient aussi certains crivetz chargés que nous avions déjà rencontrés dans la traversée des massifs élevés, ne laissait plus de doute sur l’épreuve qui nous attendait. En arrivant de la plaine, par temps clair, lorsque mon père, mi-fier, mi-humble, m’avait montré du doigt les pics enneigés, la hauteur de la chaîne de montagnes qui barrait l’amont m’avait extrêmement impressionné. Elle n’avait pas le moindre équivalent avec ce que nous avions rencontré en trente ans.

Norska n’était pas un simple massif à traverser, c’était, comme me l’avait répété mon père pendant quatre mois, « un monde en soi », un univers de très hautes montagnes où tous nos repères géophysiques, toute l’expérience jusqu’ici accumulée, tous nos savoirs techniques et tactiques de contre en plaine et en moyenne montagne devenaient d’un seul coup caducs. J’étais retourné, le moral plombé, dans « ma » chambre, quand mon père frappa à la porte et vint s’asseoir sur mon lit. Je n’eus pas besoin d’ouvrir la bouche, il parla de lui-même :

— Il vous faudra tout réapprendre, Sov. Même l’éclaireur, même ton traceur Golgoth, qu’il soit le meilleur des meilleurs, même ton ailier Horst qui est très bon, je l’ai vu à l’œuvre, même Firost votre pilier, les crocs… Comment te dire ? Tout ça, là-haut, ça ne sert plus à rien ! Les seuls, à la rigueur, qu’il faut à tout prix sauvegarder, ce sont votre géomaître Talweg et votre aéromaîtresse, Oroshi. Eux serviront.

— Pourquoi eux ?

— Le problème n’est plus de contrer, d’avancer d’un mètre de plus. Le problème, c’est de grimper un mètre plus haut, sans tomber. Il faut piger la transformation de la neige, observer la roche, la glace, lire les pentes, les risques, tenir compte de l’ensoleillement et de l’exposition des faces, du gel et du dégel. Parce que oui, tu vas subir des vents atroces, surtout dans certains passages de col, sur les crêtes et dans quelques couloirs, notamment au début. Mais en pitonnant régulièrement, en vous habillant avec les tissus que nous avons fabriqués, en mettant les casques intégraux, vous pouvez vous en sortir. Le problème, dans Norska, c’est que le vent n’est plus qu’un adversaire parmi d’autres. Il y a l’altitude, les à-pics, les crevasses et les avalanches, les chutes de blocs l’après-midi… Et puis le froid, le froid, le froid. Tu vas voir tous ceux que tu aimes geler, décrocher dans le vide, se briser en morceaux, les uns après les autres, et parfois c’est presque une chance de mourir en premier…

— Qu’est-ce qu’il faut faire ?

— Fais ce que tu veux, Sov, vas-y puisque tel est ton destin, le destin de toute horde. Tu ne te pardonneras jamais de ne pas y être allé, sache-le. Au moins d’avoir essayé. Mais n’y vas que si tu as décidé, au plus profond de toi, que tu es prêt à mourir pour l’Extrême-Amont. Et surtout : à voir mourir.

La Horde du Contrevent
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